THESAURUS - L'objectif, hormis les articles d'images et de sons glanés ou perso, est de constituer une base de données subjective autodidactique et transversale d'extraits de textes littéraires, poétiques.
Entendons-nous bien, je ne suis pas d'accord avec toutes les idées développées dans les textes, mais c'est leur choix et leur juxtaposition ici qui me semble aborder/contourner/recouvrir/dessiner plusieurs sujets qui m’intéressent.

Cette partie s'aborde en navigant par MOT-CLE ou AUTEUR

Soyez indulgents, le blog est tout neuf, j'ai encore pas mal d'archives de base à numériser et/ou transférer, en plus des nouvelles trouvailles.
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01/07/2012

John IRVING - L'Hôtel New Hampshire - 001

Auteur : John IRVING

Titre original : The Hotel New Hampshire.
Titre Francais : L'Hôtel New Hampshire.

ISBN : 2-02-025586-3
Ed. Seuil, collection Points, Avril 1982, traduction Maurice Rambaud
Page 308 à 311.




Voici venu le moment de vous parler d'une femme qui elle aussi, avait été violée, mais le jour où je lui raconta l'histoire de Franny, et lui confiai mon sentiment que Franny avait assumé son viol — en ne l'assumant pas, peut-être, ou en niant le pire —, cette femme me déclara sans ambages que Franny et moi avions tort.
— Tort ? dis-je.
— Tu l'as dit, mon joli, dit cette femme. Franny a été violée, pas seulement tabassée. Et ces salauds ont bel et bien eu son « moi intime » — comme dit ton enfoiré de pote noir. Qu'est-ce qu'il en sait, lui? Un expert en matière de viol sous prétexte qu'il a une soeur? Ta sœur s'est dépouillée de la seule arme qu'elle avait contre ces fumiers — leur sperme. Et personne ne l'a empêchée de se laver, personne ne l'a obligée à affronter le problème — résultat, elle devra l'affronter toute sa vie. En fait, en ne luttant pas d'emblée contre ses agresseurs, elle a sacrifié son intégrité — et toi, m'avait dit cette femme, tu as trouvé commode de colporter la nouvelle du viol de ta sœur, et ce viol, tu l'as dépouillé de son intégrité en détalant pour chercher un héros, au lieu de demeurer sur place pour t'en occuper toi-même.

— L'intégrité d'un viol ? avait dit Frank.
— Je suis parti chercher de l'aide, avais-je dit. Ils m'auraient dérouillé à mort si j'étais resté, et, de toute façon, ils l'auraient violée.
— Faut que je parle à ta sœur, chéri, dit cette femme. Elle mijote dans sa psychologie d'amateur et, crois-moi, ça ne peut pas marcher : le viol, ça me connaît.
— Pouah ! avait dit un jour Iowa Bob. La psychologie, c'est toujours de l'amateurisme. Merde pour cet enfoiré de Freud et tous les autres !
— Ce Freud-, en tout cas, avait ajouté papa.
Et peut-être aussi, merde pour notre Freud, devais-je souvent penser par la suite.
Bref, cette spécialiste du viol qualifiait de foutaises la réaction apparente de Franny au viol dont elle avait été victime ; et que Franny continuât à envoyer des lettres à Chipper Dove me laissait perplexe. Selon cette spécialiste du viol, il s'agissait en fait de tout autre chose, le viol n'avait pas cet effet-là — en aucune façon. Elle savait, disait-elle. La chose lui était arrivée. A l'université, elle s'était affiliée à un club de femmes qui, toutes, avaient été violées, et elles étaient tombées d'accord sur la signification correcte qu'il convenait d'attribuer au viol, et sur les réactions correctes qu'il convenait de lui opposer. Avant même qu'elle aborde le sujet avec Franny, je devinai l'importance désespérée qu'avait pour cette femme son malheur intime, et comment — dans son esprit — la seule réaction crédible à l'événement du viol était la sienne. Que quelqu'un ait pu réagir différemment à une agression analogue signifiait simplement à ses yeux qu'il ne pouvait s'agir d'une agression du même ordre.
— Les gens sont ainsi, aurait dit Iowa Bob. Ils ont besoin de parer leurs pires expériences d'une valeur universelle. En un sens, cela les réconforte.
Et qui peut les blâmer ? Discuter avec des gens de ce genre est exaspérant et ne sert à rien ; victimes d'une expérience qui a nié leur humanité, ils s'obstinent à dénier aux autres un autre genre d'humanité, à savoir l'authentique diversité de l'espèce humaine — qui va de pair avec son uniformité. Dommage pour cette femme.
— Je parierais qu'elle a eu une vie très malheureuse, aurait dit Iowa Bob.
Tout juste : cette femme avait eu une vie très malheureuse. Cette femme spécialiste du viol n'était autre que Susie l'ourse.
— Et tu oses parler de « petit événement parmi tant d'autres », Franny ? fit Susie l'ourse. Quelle connerie ! Tu parles de « jour le plus heureux de ma vie » ? Quelle connerie ! Ces voyous n'avaient pas seulement envie de te baiser, ma chérie, ils voulaient te voler ta force, et tu les as laissés faire. Toute femme qui accepte une violation de son
corps avec tant de passivité... comment oses-tu vraiment dire que tu avais toujours su, d'une certaine façon, que Chip Dove serait « le premier ». Ma pauvre chérie, tu as minimisé l'énormité de ce que tu as subi — tout simplement pour pouvoir l'encaisser un peu plus facilement.
— De quel viol parle-t-on, Susie? demanda Franny Je veux dire, tu as eu ton viol, j'ai eu le mien. Si je dis qui personne n'a eu mon moi intime, eh bien, personne ne l'a eu. Tu crois qu'ils réussissent à l'avoir à tous les coups?
— Ça, tu l'as dit, ma jolie, dit Susie. Un violeur se sert de sa bitte comme d'une arme. Personne ne se sert d'une arrrS contre toi sans t'avoir. Par exemple, ta vie sexuelle ces temps-ci, ça marche?
— Elle n'a que seize ans, dis-je. A seize ans, elle n'est pas censée avoir une vie sexuelle tellement intense.
— Je ne mélange pas tout, dit Franny. Le sexe et le viol ça fait deux. Le jour et la nuit.
— Dans ce cas, Franny, pourquoi répètes-tu toujours quel Chipper Dove a été «le premier»? demandai-je calmement.
— Tu l'as dit, mon joli — tout est là, fit Susie l'ourse.
— Écoutez, nous dit Franny — tandis que Frank, gêné, jouait au solitaire en feignant de ne rien entendre, et que Lilly suivait notre conversation comme un tournoi de tennis! dont toutes les balles commandaient le respect. Écoutez, dit  Franny, le problème, c'est que mon viol m'appartient. Il est I à moi. Il m'appartient. J'en fais ce que je veux.
— Mais tu n'en fais rien, dit Susie. Tu ne t'es jamais mise assez en colère. Il faut que tu te mettes en colère. Il faut justement que tu deviennes féroce.
— Il faut que tu finisses par te sentir obsédée et que tu le restes, dit Frank, en roulant des yeux et citant Iowa Bob.
— Je parle sérieusement, reprit Susie l'ourse.
Elle était trop sérieuse, bien sûr — mais plus sympathique qu'elle n'avait semblé tout d'abord. Finalement, et avec le temps, Susie l'ourse assumerait son viol. Elle dirigerait, par la suite, un remarquable centre d'assistance aux victimes du viol, et se ferait un nom comme conseillère en matière de viol, en soutenant que de tous les problèmes le plus important est de savoir « à qui appartient le viol ». Elle finirait par comprendre que, même si pour elle-même sa colère était fondamentalement saine, peut-être que, pour Franny, à l'époque, elle n'aurait pas été des plus saines. «Il faut laisser à la victime le temps de ventiler », écrirait-elle sagement dans sa rubrique — et aussi : « Il ne faut pas confondre ses propres problèmes avec ceux de la victime. » Plus tard, Susie l'ourse deviendrait une vraie spécialiste en matière de viol — et l'auteur de la formule célèbre : « Attention, le vrai problème d'un viol n'est peut-être pas votre vrai problème ; réfléchissez qu'il peut en exister plus d'un. » Et, à tous ses adjoints, elle soulignait ce point : « Il est essentiel de comprendre que les victimes réagissent et s'adaptent à une crise de ce genre de multiples façons. Quant aux symptômes habituels, il arrive qu'une victime les manifeste tous, ou n'en manifeste aucun, ou encore seulement certains : culpabilité, dénégation, colère, confusion, peur ou même tout autre chose. Quant aux problèmes, ils peuvent surgir au bout d'une semaine, d'une année, de dix ans ou encore jamais. »

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